Le mot de la semaine

« Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu'il n'y a point, et qu'il ne peut y avoir d'êtres libres ; nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement [...]. Ce qui nous trompe, c'est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l'habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre. »

Diderot
, Lettre à Landois, 29 juin 1756
. ............................................................................................................ .

Des photographies dans un roman ?! Débat autour de Bruges-la-Morte.


Se faire une idée du roman : Amours et paysages en reflet

Rodenbach use avec Bruges-la-Morte (1892) d'un procédé peu commun et qui en gênera beaucoup. La question se pose, en effet : peut-on légitimement illustrer une œuvre littéraire avec des photographies ? Ne serait-ce pas menacer la création, brider l'imagination du lecteur ? Beaucoup, à l'époque, le penseront.


  • La photographie comme ennemie du rêve.
Précisons d'abord que le problème concerne uniquement l'illustration photographique, le dessin ayant depuis longtemps droit de cité dans les ouvrages de littérature. Mais un procédé nouveau amène de nouvelles questions. S'opère alors une distinction entre l'illustration traditionnelle, qui relève de l'art, et l'illustration photographique, conçue comme pure reproduction du réel. On peut attribuer la distinction à Baudelaire qui, dans un article polémique rédigé à l'occasion du Salon de 1859 (Le public moderne et la photographie), oppose les champs respectifs que doivent occuper photographie et création picturale. Ainsi écrit-il, entre deux invectives :

"S’il est permis à la photographie de suppléer l’art dans quelques-unes de ses fonctions, elle l’aura bientôt supplanté ou corrompu tout à fait, grâce à l’alliance naturelle qu’elle trouvera dans la sottise de la multitude. Il faut donc qu’elle rentre dans son véritable devoir, qui est d’être la servante des sciences et des arts, mais la très humble servante, comme l’imprimerie et la sténographie, qui n’ont ni créé ni suppléé la littérature. Qu’elle enrichisse rapidement l’album du voyageur et rende à ses yeux la précision qui manquerait à sa mémoire, qu’elle orne la bibliothèque du naturaliste, exagère les animaux microscopiques, fortifie même de quelques renseignements les hypothèses de l’astronome ; qu’elle soit enfin le secrétaire et le garde-note de quiconque a besoin dans sa profession d’une absolue exactitude matérielle, jusque-là rien de mieux. [...] Mais s’il lui est permis d’empiéter sur le domaine de l’impalpable et de l’imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que l’homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous ! " (je souligne)

Il s'agit bien pour lui de faire la distinction entre "l'art" et "l'industrie". Selon Baudelaire, la photographie ne vaut pas l'art car elle ne vise que la stricte reproduction du réel, et si elle devient autant appréciée, c'est en raison d'un pervertissement du goût. Aucun progrès dans le domaine artistique ne devrait donc relever de cette technique nouvelle et en perpétuelle amélioration. Cette opinion, assénée en 1859, n'a cessé de trouver des échos dans la fin du XIXème siècle, et continuera à cheminer parmi les adversaires de la photographie.



  • Mais alors ... Quels rapports entre livre et photographie ?
Tout le monde n'aura pas été d'accord avec les thèses de Baudelaire. Ainsi fleurissent, dans les années 1880, plusieurs publications qui mêlent le texte aux images. L'un des exemples connus étant les Cinq dames de la Kasbah de Pierre Loti, illustré par Gervais-Courtellement "en phototypie d'après des photographies directes prises à Alger." Cependant, tandis que ce genre de procédé en fait grogner plus d'un, les auteurs ne semblent en aucun cas considérer les possibilités purement esthétiques de la photographie. Et si la pratique se généralise de plus en plus, la photographie ne parvient pas à gagner les bonnes grâces des milieux lettrés, souvent dédaignée, considérée comme relevant du goût populaire ou simple illustration de guide touristique. Citons par exemple la réaction de Jean Reibrach à l'enquête du Mercure de France(1) : "S'agit-il du roman populaire ? La question ne présente alors aucune importance : l'illustration sera toujours assez bonne pour les goûts du public."

En revanche, dès qu'il s'agit d'œuvre littéraire, les protestations montent. Citons trois opposants marqués à l'ajout de photographies pour agrémenter un texte littéraire. Il y a Ralph Derechef, critique anglais. Selon lui, "A l'appel du roman illustré par la photographie, seul le mauvais écrivain répondra." Il y a encore Zola qui "ne croit guère au bon emploi ni au bon résultat de ce procédé. On tombera tout de suite dans le nu." Dans la même veine, Octave Uzanne écrit : "L'illustration aura à lutter contre son ennemi masquée, la photographie, et l'imagerie directe et sur nature, à l'aide de procédés chimiques. On tentera un gros effort pour acclimater dans le livre moderne l'exacte fixation des êtres et des choses, mais sans succès, espérons-le."
Les réponses favorables sont plus intéressantes : très peu d'entre elles affichent une pleine confiance en l'art photographique et presque toutes émettent de nombreuses nuances et objections. La photographie dans un roman ? Pourquoi pas, mais quels modèles choisir, comment donner un air de réalité à des scènes posées, si l'on entend représenter des personnages ? Pourquoi pas, mais seulement dans le cas de récits de voyage ou d'écrits réalistes. Pourquoi pas, mais quels problèmes techniques cela va poser ! De multiples questions sont soulevées, sans qu'on puisse apporter de réponse satisfaisante. Au final, bien que de nombreux auteurs se déclarent favorables à l'irruption de photographies dans le texte, la plupart jugeant le procédé selon divers critères (pertinence de l'illustration, type d'ouvrage, public visé). Mentionnons également les auteurs réfractaires à tout type d'illustration ... Je ne peux à ce titre manquer de citer le célèbre Mallarmé : "Je suis pour - aucune illustration, tout ce qu'évoque un livre devant se passer dans l'esprit du lecteur : mais, si vous remplacez la photographie, que n'allez-vous droit au cinématographe, dont le déroulement remplacera, images et textes, maint volume, avantageusement." En vous laissant méditer sur les places respectives que l'on accorde au cinéma et à la littérature de nos jours.


  • Bruges-la-Morte et ses silences.
Dans ce contexte, la démarche de Rodenbach a quelque chose de novateur. Dans un livre adressé à un public lettré (Bruges-la-Morte est un roman symboliste), il fait insérer nombre de clichés dont il justifie la présence dans un Avertissement (2). Quelles réactions, face à cette audacieuse tentative ? Symptomatiquement, beaucoup de silences : de nombreuses critiques ne mentionneront aucunement les illustrations, qui passent pourtant difficilement inaperçues (de deux à trois photographies par chapitre). D'autres, comme Charles Merki, critiqueront ouvertement le procédé, vu comme un "secours un peu puéril". Il écrit dans le Mercure de France : "ce qui me choque décidément dans ce livre, vient de l'illustration ; les simili-gravures de Bruges [...] me semblent plutôt se développer à part ; elles donnent bien une impression de ville morte, mais qui se dresse à côté de notre esprit, chemine parallèlement au texte, n'y ajoute rien, demeure différente."

Difficile à appréhender, mêlant texte poétique et photographies réalistes, l'œuvre de Rodenbach sera plusieurs fois amputée de son jeu de photographies. Jusque dans des éditions modernes, on n'hésitera ni à retirer du texte ses images, ni à amputer voire supprimer l'Avertissement qui insiste sur leur importance. L'un des intérêts de l'œuvre est pourtant d'avoir inauguré le genre du récit-photo, où texte et hors-texte tissent de nouveaux réseaux de sens et enrichissent l'interprétation. Les allusions, critiques négatives et même les silences à propos de cette spécificité de l'oeuvre témoignent d'un malaise devant ce nouveau médium qu'est la photographie, qui prendra pourtant une place grandissante dans notre quotidien.

Et à vos yeux, la photographie (et à sa suite de nouveaux médiums) représente-t-elle toujours une menace pour l'art ?


Nibelheim.

~ * ~

(Informations récoltées dans l'appareil critique de Bruges-la-Morte
Edition de Jean-Pierre Bertrand et Daniel Grojnowski, GF.)

Notes :

1.En janvier 1898, le Mercure de France mène une enquête, appelant différents artistes à se prononcer sur l'illustration photographique pour les romans.
2. Rappel de l'Avertissement : "Il importe, puisque ces décors de Bruges collaborent aux péripéties, de les reproduire également ici [...] afin que ceux qui nous liront subissent aussi le présence et l'influence de la Ville, éprouvent la contagion des eaux mieux voisines, sentent à leur tour l'ombre des hautes tours allongée sur le texte."

0 trait(s) d'esprit: